Cependant tout le palais s'était
réveillé avec la princesse; chacun songeait à faire sa charge, et comme
ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim; la
dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, et dit tout
haut à la princesse que la viande était servie. Le prince aida la
princesse à se lever; elle était tout habillée et fort
magnifiquement; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée
comme ma
grand-mère, et qu'elle avait un collet monté : elle n'en était pas
moins belle. Ils passèrent dans un salon de miroirs, et y soupèrent,
servis par les officiers de la princesse; les violons et
les hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes,
quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les jouât plus; et après
souper, sans perdre de temps, le grand aumônier les maria dans la
chapelle du château, et la dame d'honneur leur tira le rideau : ils
dormirent peu, la princesse n'en avait pas grand besoin, et le prince la
quitta dès le matin pour retourner à la ville, où son
père devait être en peine de lui. Le prince lui dit qu'en chassant
il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un
charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et
du fromage. Le roi son père, qui était bon homme, le crut, mais sa
mère n'en fut pas bien persuadée, et voyant qu'il allait presque tous
les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison
pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors,
elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette : car il vécut avec la
princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux
enfants, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l'Aurore, et
le second un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paraissait encore
plus beau que sa soeur. La reine dit plusieurs fois à
son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans
la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret; il la craignait
quoiqu'il l'aimât, car elle était de race ogresse, et le
roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens; on disait
même tout bas à la cour qu'elle avait les inclinations des ogres, et
qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les
peines du monde à se retenir de se jeter sur eux; ainsi le prince ne
voulut jamais rien dire. Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au
bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara
publiquement son mariage, et alla en grande cérémonie cherche la
reine sa femme dans son château. On lui fit une entrée magnifique dans
la ville capitale, où elle entra au milieu de ses deux
enfants. Quelque temps après, le roi alla faire la guerre à
l'empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa la régence du royaume à la
reine sa mère, et lui recommanda vivement sa femme et ses
enfants : il devait être à la guerre tout l'été, et dès qu'il fut
parti, la reine-mère envoya sa bru et ses enfants à une maison de
campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son
horrible envie. Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à
son maître d'hôtel :
-"Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore" .
-" Ah ! Madame" , dit le maître d'hôtel.
-" Je le veux" , dit la reine (et elle le dit d'un ton d'ogresse qui
a envie de manger de la chair fraîche) , " et je veux la manger à la
sauce-robert."
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer d'une
ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite
Aurore : elle avait alors quatre ans, et vint en sautant et en
riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon. Il se mit à
pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour
couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne
sauce que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de
si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait
donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle
avait au fond de la basse-cour. Huit jours après, la méchante reine
dit à son maître d'hôtel :
-"Je veux manger à mon souper le petit Jour."
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois; il alla
chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main,
dont il faisait des armes avec un gros singe : il
n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha
avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit
chevreau fort tendre, que l'ogresse trouva admirablement
bon.